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HIVER 60
19 octobre 2010

Thierry Michel - La grève

  • Que représente pour vous la grève de 1960 ?


L’hiver 1960 – 1961 est sans doute la période la plus troublée et la plus tragique de l’histoire de la Belgique d’après guerre. Durant 5 semaines, une grève générale et insurrectionnelle a mobilisé le pays ; cinq semaines d’arrêt total de toute vie économique, un million de grévistes, des sabotages multiples, des émeutes, l’intervention de l’armée, des arrestations par centaines, marquent l’année zéro de la crise économique wallonne et l’année zéro de la crise institutionnelle Belge. Cette grève a polarisé toutes les questions essentielles qui ont marqué les années 60 et 70 de la Belgique et plus particulièrement de la Wallonie. Crise économique, réforme de structures, et fédéralisme.


La grève de 1960 allait semer le glas de cette époque dans un dernier soubresaut où une classe sociale rue dans les brancards et fête dans la violence et l’amertume la fin d’un cycle. Ainsi allaient se clore deux siècles de saga industrielle, pour commencer une autre saga institutionnelle dont la Belgique n’est pas encore sortie aujourd’hui : la reforme de l’état, le fédéralisme et futur confédéralisme.


Six mois après l’indépendance du Congo et la veille du mariage royal entre Fabiola et le Roi Baudouin, le pays plonge dans la violence, dans l’affrontement de classe et dans la division communautaire. Et par un étrange retour de l’histoire, par cette amnésie de l’inconscience sociale, cette grève marque peu les consciences de la jeune génération qui aujourd’hui est souvent ignorante de ce qui s’est passé lors de cet hiver tragique qui fut l’un des évènements dominants du XXe siècle en Belgique.


Et si les étudiants de nos universités savent ce qui s’est passé en mai 68, et peuvent tous citer Daniel Cohn Bendit comme un des leaders de la contestation étudiante, peu, pour ne pas dire aucun, ne connaissent ces événements de 1960 ; qui peut citer un seul des leaders historiques de ce mouvement et en particulier André Renard, cet anarcho-syndicaliste liégeois qui assuma ce mouvement qui déborda tous les appareils politiques et syndicaux.


  • L’année 60, une période historique ?


L’année 60 c’est le tournant historique de la seconde moitié du vingtième siècle.


Avec la décolonisation et l’indépendance du Congo, qui va d’ailleurs être l’un des éléments moteur de cette proposition de loi unique puisque les finances belges vont subir le contrecoup de la perte de la colonie. Et le mariage de Baudouin de Saxe Cobourg Gotha et de Fabiola de Mora y Aragon. Donc c’est une année stratégique.


Depuis trois ans je pose la question tant aux étudiants de Louvain qu’à ceux de l’université de Liège : qu’est ce qui s’est passé en 60 ? Aucun ne sait citer la grève de 1960, seule une étudiante a cité le mariage royal et un étudiant a parlé d’un accident dans une mine. Il s’est trompé de quatre ans. André Renard est un grand inconnu. Aucun étudiant ne connait la personnalité d’André Renard. Tous connaissent mai 68 et évidemment Cohn Bendit le leader de mai 68, aujourd’hui député européen écolo.


  • Mais cette amnésie, ne donne-t-elle pas au film plus de valeur ?


Oui, c’est un vraiment un refoulé inconscient social incroyable. Il faut se rendre compte que ni les professeurs d’histoire dans le secondaire, ni à l’université, ni les familles n’ont transmis des moments aussi importants .C’est un tournant au delà du siècle, c’est la fin de la saga industrielle, de l’épopée industrielle et syndicale, de la sidérurgie wallonne, de l’industrialisation wallonne, charbon fer métallurgie, verrerie, textile. C’était vraiment la conscience que ce qui avait bâti une région et un pays était en train de décliner. Il y avait eu les premières grèves qui avaient commencé un an plus tôt dans le Borinage. C’était l’amorce du déclin et la fin d’une culture ouvrière liée a cette fierté du travail et à ce sens du combat ouvrier et syndical.


  • En quoi cette grève vous a marqué en 1960 ?


Cette grève évoque pour moi la mémoire de ma jeunesse, d’une jeunesse dans une ville industrielle. J’allais avec mon frère ainé voir ce qui se passait et j’ai gardé quelques souvenirs fugaces mais bien ancrés, comme ces masses d’hommes qui descendaient vers la ville basse, le centre ville de Charleroi et de ces magasins dont les commerçants tiraient précipitamment les volets. Ce sont des images d’une force collective impressionnante pour un petit gosse. Je me souviens de la peur aussi, la peur de la bourgeoisie, même de la petite bourgeoisie. On entendait les voisins parler de notables qui avaient des armes dans leurs voitures. Cela a sûrement marqué mes engagements de jeunesse dans la politique. Cette grève de 60 a inscrit en moi les stigmates de quelque chose qui est ressurgi plus tard lorsqu’une conscience politique s’est formée dans l’adolescence lors des évènements de mai 68 qui m’ont complètement ébranlé. J’avais 15 ans et j’enrageais d’être bloqué à Charleroi et de ne pouvoir être à Paris et j’écoutais tous les soirs le récit des affrontements et de la contestation sur Europe 1.


  • En quoi cette grève est-elle cinématographique ?

Le cinéma est aussi témoin et thermomètre de l’histoire. En cette année 1960 on voit en France éclore la nouvelle vague, ce mouvement de révolte et de rupture de jeunes cinéastes en colère contre un cinéma traditionnaliste et académique qui fit entrer la cinématographie française dans la modernité. En Belgique le film qui marqua ce début de décennie fut le superbe poème cinématographique de Paul Meyer « Déjà s’envole la fleur maigre » sans doute l’un des chefs d’œuvre méconnu de ce qu’on appela le néo-réalisme, chant funèbre de la réalité sociale d’un pays qui avait vécu sur sa tradition minière et ouvrière.

  • Le film est marqué par une certaine désillusion ?

On a fait ce film dans une période de désillusion que la Wallonie a traversé. Mais il est vrai, en relisant les évènements aujourd’hui, que la grève à porté la refondation du front commun syndical, des conventions collectives et d’un rapport de force entre le capital et le travail beaucoup plus favorable au travail. On n’a pas toujours compris combien ces grèves ont provoqué une peur dans la bourgeoisie, chez les possédants qui ont du ensuite tenir compte d’une plus juste répartition et d’un rééquilibrage entre les forces sociales. Donc il y a eu des acquis. Et d’ailleurs toute la loi unique a été votée mais certaines décisions n’ont jamais pu être appliquées. Il ne faut donc pas voir ce mouvement comme une grève purement perdue. De toute façon, une grève collective comme celle-là a marqué une génération au fer rouge. Comme tout mouvement social, comme toute grève gagnée ou perdue, elle a refondé une expérience historique que d’autres ont capitalisé. Certains s’y sont cassés les dents, ils n’avaient pas la capacité de résistance sans doute. On a vu d’autres grévistes devenir de grandes personnalités du monde syndical et politique.

  • Quel est le sens de cette grève aujourd’hui ?

Étrange pays qui prépare à grand renfort de commémoration l’indépendance du Congo, ce pays quatre-vingt fois plus grand que son propre territoire, mais qui semble oublier cette grève historique, ce moment de l’histoire qui fait de cette année 60 une des années clés du XXe siècle. Car l’on ne peut séparer l’indépendance du Congo et la fin du rêve colonial de la prospérité de la Belgique bâtie sur cet empire colonial, sans comprendre que la grève en fut tout à la fois le prolongement et le complément.

L’histoire se construit à coup de secousses qui révèlent les malaises, les non-dits, les angoisses et les révoltes d’un peuple et de ses institutions. Sans doute le prolétariat s’est-il dissout dans le néo-libéralisme, sans doute les consciences de classes et le sens des solidarités collectives se sont-ils évaporés dans un univers de plus en plus virtuel. Reste une nation, un peuple dont ses habitants ne peuvent créer, fonder, structurer leur avenir sans une connaissance profonde des racines de leur histoire. Même s’il est évident que notre cinéma, notre littérature et de notre théâtre sont peu inscrits dans cette relecture et revisitation de ce qui a structuré notre mode de vie, nos idéologies, notre manière de penser et notre manière d’être.


  • Quel rapport voyez-vous entre cette grève et la crise institutionnelle de la Belgique aujourd’hui ?


Après le premier coup de gong que fut la grève de 1950 lors de la question Royale qui marqua la profonde division du pays entre le nord et du sud, entre les traditions rurales et ouvrières, chrétiennes et laïques, la grève de 60 marqua l’année zéro du fédéralisme et de la division d’un Etat en deux entités distinctes appelées à organiser leur divorce, procédure qui n’est pas encore terminée plus de cinquante ans plus tard.


Paradoxe de l’histoire : si ce fut un leader syndical anarcho-syndicaliste, André Renard qui lança le fameux mot d’ordre de fédéralisme, avec cette conviction qu’il y a deux peuples dont les destins et les intérêts ne sont plus liés, c’est aujourd’hui la branche la plus droitière de la classe politique flamande qui appelle avec radicalité au confédéralisme et à la fin de l’Etat unitaire. Il est loin le temps ou le républicanisme était porté en Belgique par la gauche radicale et par un Julien Lahaut dont un des collaborateurs osa lancer en pleine prestation du serment du roi Baudouin en 1950 « Vive la république », ce qui lui vaudra une condamnation à mort par les milieux monarchistes et atlantistes. L’histoire a de ses retournements, de ses paradoxes que les hommes ne peuvent toujours programmer et planifier. Et la Belgique, pays du surréalisme politique en est un exemple presque caricatural.


  • Pourquoi ressortir ce film Hiver 60, trente ans après sa réalisation et 50 ans après les grandes grèves ?


Dans les semaines et les mois qui viennent, de nombreux intellectuels de Bruxelles, de Wallonie et de Flandre, belges et immigrés se retrouveront pour célébrer cet anniversaire, préserver notre mémoire et réfléchir à notre histoire en devenir. Pour ma part, depuis plusieurs mois, avec mes producteurs et partenaires, nous avons décidé d’animer de nombreux débats à l’occasion de la ressortie dans les cinémas du film Hiver 60 et ainsi faire une lecture de l’histoire à la fois au niveau politique, historique et culturel.

Ce sera l’occasion pour tous d’une réflexion sur la dualité de l’histoire passée et de l’histoire présente, ce sera aussi l’occasion de questionner le rapport dialectique entre l’événement public et les destins personnels. Ou, comment un embrasement collectif et populaire a polarisé les rêves et les révoltes de ceux qui sont en général les victimes et observateurs passifs de l’Histoire et qui vont en devenir, l’instant d’une grève générale, les acteurs principaux, en mêlant destins individuels et collectifs dans une grande fête transgressive.

Dans la tourmente des évènements, chacun a pu vivre cet éclatement du quotidien, ce brassage d’existence, cette expression des révoltes étouffées, des rêves enfouis et de l’utopie possible. Car la question centrale au cœur de ce conflit social et politique était celle de la quête du bonheur et de cette formidable volonté de changer le monde sans passer par les formalités habituelles et les compromis institutionnels. À travers ce retour sur notre passé, chacun peut mesurer, dans la maturité ou l’impatience, son rapport à la politique au sens noble, à l’histoire et à la capitalisation des énergies qui fondent les individus, les communautés et les nations.

  • Et quels sont les enjeux pour vous de cet anniversaire et de ces débats suscités par votre film ?

Chaque nation et chaque peuple a son histoire singulière, sa mémoire, son imaginaire et ses rituels. Les créations artistiques portent témoignage de ce patrimoine sur lequel une nation se construit et se donne un visage. Il est vrai que cette grève est sans doute un des derniers soubresauts du deuxième millénaire. Il a suffit de dix années de ce troisième millénaire pour que l’on voit se dessiner, se révéler les lignes de forces d’une nouvelle séquence de l’histoire. Ces commémorations, qui s’inscrivent dans la mémoire collective, peuvent paraître pour beaucoup comme un inutile devoir de mémoire qui ne fera que ressasser la nostalgie des vieux combattants. La transmission naturelle et orale qui se faisait au cœur des familles entre grands-parents, parents et enfants n’est plus de mise à l’heure d’internet et de la toute puissance des médias qui ne vise que l’immédiateté, le flux, le virtuel. Il est un fait que le processus de globalisation n’applique ni la solidarité entre les hommes ni l’égalisation de leurs conditions d’existence. On peut donc parler d’un changement radical dans les relations entre les hommes.

Angoisse du miroir, amnésie historique et politique, toutes choses qui finalement concrétisent une sorte de peur de soi-même et le refus de traverser le miroir pour mieux comprendre les tumultes de l’histoire. Mais n’y a t il pas là le syndrome et le symbole d’une gauche belge divisée linguistiquement, prise en étau entre les excès du marché et la paralysie de l’économie étatiste, les contraintes de l’état providence et la violence du néolibéralisme, d’une gauche piégée entre la gestion du pouvoir, les affaires, les féodalités, les luttes de clans, l’impasse institutionnelle belge et laissant trop souvent de côté le travail de mémoire, de réflexion et de vision politique pour un pragmatisme bien éloigné de cette culture de la fraternité, de la lutte, du syndicalisme et des grandes mobilisations collectives. D’une gauche qui représente la morale, les valeurs face à une société dont l’économie et la culture marchande sont devenus l’idéologie dominante, le nouveau « veau d’or ». Mais d’une gauche aussi trop en manque de projets mobilisateurs et visionnaires susceptibles d’entraîner l’enthousiasme d’une nouvelle génération pour qui Hiver 60 « Connais pas ».

  • Quelle vision de l’histoire souhaitez-vous développer ?

Les espérances révolutionnaires de 1789 en France à 1917 en Russie sont bien loin. Il ne s’agit pas de regarder dans le rétroviseur, encore que cela est parfois bien utile pour éviter les accidents, mais de se regarder dans un miroir, le miroir du temps pour en trouver les stigmates du passé. La Wallonie fut bâtie sur le charbon, l’acier, le verre, sa sidérurgie et sa métallurgie, l’épopée industrielle, John Cockerill et les autres, les grandes grèves de 1932, de 1950, de 1960, la guerre, la résistance. L’on ne peut oublier que notre histoire présente trouve ses racines dans cette histoire passée et que nos paysages du présent, les paysages réels que l’on traverse et non pas les paysages virtuels que l’on trouve sur internet, sont marqués par ces empreintes de l’histoire. Nos consciences ont été façonnées dans ces tumultes, ces espoirs, cette création chaotique qui est celle qui crée les régions, les nations, les peuples et les individus.

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